Tu mâchais, mâchais, mâchais, et plus tu mâchais, plus je te détestais. Tu étais là, devant moi, mais je ne te voyais déjà plus. Car tu étais mort. Mort dans mon cœur, mort dans ma vie, mais toujours vivant dans mes pensées, car en te regardant manger, je me demandais ce qui serait advenu si tout avait été différent. C’est vrai que tu m’avais tuée avant, moi l’épave.
Tu étais assis dans ton salon, tu regardais ta télévision, tu mangeais, sans me regarder, sans me parler. Tel un décor dont on n’aurait remarqué l’absence, tes yeux gris me fixaient sans me voir. Tu ingurgitais ton repas avec délectation, sans pensée aucune pour les mains qui te l’avaient apprêtées, jadis par amour, aujourd’hui par automatisme. De toute façon pourquoi l’aurais-tu fais, pour toi il y avait Jeanne…
La nuit était tombée depuis longtemps, et je t’avais attendu. Cette soirée, je la voulais spéciale, car tout allait être différent. Malgré tes retards qui s’allongeaient chaque jour un peu plus, je t’avais attendue. J’avais réchauffé ton repas – celui que tu préfère – que j’avais mis dans nos plus beaux couverts.
Je m’étais faite belle, comme je ne l’avais plus fait depuis longtemps, pour toi. Et je m’étais assise à ta table pour te regarder manger, en épouse ; cette épouse que je n’étais déjà plus.
Et toi, de tout cela, tu n’avais rien remarqué. J’avais depuis longtemps cessé de te surprendre. Une monotonie insipide s’était frayée le chemin dans notre foyer, brulant à petit feu cet amour que nous éprouvions l’un pour l’autre. Le feu s’était consumé dans l’âtre, et n’avait été ravivé, et aujourd’hui, les cendres humides ne pouvaient donner à notre vie de couple la chaleur dont elle avait besoin.
Tes virées nocturnes étaient de plus en plus fréquentes et tardives ; mais je n’étais déjà plus outrée. Car en ton absence, je me sentais revivre. Les enfants réussissaient à combler mes moments de tristesse devenus aujourd’hui très rares. Une euphorie grandissante s’était emparée de mon être : tout était devenu plat à mes yeux, même ton manque d’affection.
Te souviens-tu ? Te souviens-tu des beaux moments ? Ils avaient été très courts tu sais ? Tel le rêve qui s’envole dès que pointe le jour, ils n’avaient été qu’un mirage inaccessible. Qu’est-ce-qu’on se marrait bien tous les deux : les sorties nocturnes, les discutions autour d’un pot de vin, les enfants, les voyages, les sourires et les mots doux, puis Jeanne, et puis plus rien.
Et pourtant, je n’en ai jamais voulu à Jeanne…
Elle était tout ce que je n’étais plus. Elle avait cette joie de vie ensorcelante que tu m’avais ôtée à l’aube de mes 20 ans ; cette beauté juvénile que j’avais refusé d’être par souci de ne plus te plaire. Elle avait ce petit quelque chose que recherchent tous les hommes et qu’on ne peut définir.
Je me souviens ce jour où, très malade, je ne pouvais remplir mon devoir de femme auprès de toi. Elle m’avait suppléé, avait fait ton repas, et était resplendissante à ta table, alors que tu te délectais de sa joie de vivre et te laissais emporter par son magnétisme. Je crois que c’est ce jour où tout à commencé ; tu étais ensorcelé par l’innocence et la jeunesse, tu étais redevenu heureux.
Pourtant, je n’en ai jamais voulu à Jeanne…
Tu mâchais, mâchais, mâchais. Tu mâchais sans insouciance ni remord, tu mâchais à la vie, tu mâchais à l’ivresse.
Aujourd’hui, Jeanne est partie, et tu es toujours heureux. La tristesse et l’absence que je voyais sur ton visage n’étais qu’un rêve auquel j’aspirais depuis longtemps : toi épave, coulé par le plaisir de l’alcool, et rongé par le manque et le remord.
Je rêvais de toi, dans une barbe naissante te rongeant le visage, noyé dans la rancœur et la décrépitude. Non…
Aujourd’hui, Jeanne est partie et tu es toujours heureux. Et qu’est-ce-que j’en veux à Jeanne !
Elle n’avait su faire de toi cet homme fidèle et comblé que j’avais pensé épouser. Cet homme qui ne vivait que pour l’amour d’une femme, cette femme que je croyais enfin que tu avais trouvé en elle.
Alors que le calme reprenait ses droits dans la maison et que tout semblait dormir peu à peu, je te regardais manger, lentement, très lentement, et t’assoupir sous l’effet de la poudre insipide. Mon succulent repas avait le mérite de te guérrir définitivement de ta gangraine; le poison que j’y avais déversé commençait à agir, et je te regardais froidement choir.Dors mon bébé, dors à l’infini. Demain, je m’en irais scander de douleur sur tous les toîts, que l’homme de ma vie, mon tendre amour, n’est plus. Si Jeanne ne t’a pas rendu heureux, alors personne d’autre ne te rendra heureux...
Gtal